Enneagram Prison project - prison de Namur, Belgique


J’étudiais l’Ennéagramme depuis un an quand un jour de 2011, une idée s’est logée dans ma tête pour ne plus jamais en sortir : il faut enseigner l’Ennéagramme dans les prisons.

 

Je n’avais jamais mis les pieds dans une prison, jamais connu de détennus…Tout ce que je savais alors c’était que l’Ennéagramme était l’outil le plus puissant que je connaissais pour reconnecter quelqu’un à son humanité profonde, à son essence d’être. D’où l’évidence de le donner à ceux qui en avaient le plus besoin.

 

L’autre chose à laquelle je voulais croire plus que tout, c’est que l’Homme est naturellement et fondamentalement bon. Il suffit de regarder un nourrisson pour en être convaincu. Qu’y a t-il de plus pur et de plus innocent qu’un petit enfant ? Quelle mère pourrait dire qu’elle a mis au monde un assassin, un voleur, un criminel, un mauvais, un médiocre ?

 

Non seulement tout être humain qui arrive au monde est pur et innocent, mais en plus tout être détient en lui une promesse unique à concrétiser, un tempérament unique à manifester…Cela chaque mère le sait intimement.

 

Ce qui se passe ensuite est une autre histoire. Toute personne adulte sait ce qu’elle a du traverser pendant ses années d’enfance et d’adolescence. Il n’y pas à se rebeller contre ce fait. Notre condition humaine le veut ainsi : personne n’arrive à l’âge adulte sans son lot de blessures, et la personnalité que nous nous construisons est simplement une stratégie d’adaptation - nécessaire - que nous mettons en place pour survivre à cette phase critique de notre développement.

 

Et la pureté, l’innocence ? Que deviennent-elles? Mon pari à moi était que ces deux qualités premières restaient intactes. Même si elles devaient être recouvertes de couches épaisses de misères et de désastres tragiques. Même si elles devaient être étouffées sous le poids d’un manteau de boue, pour moi, il n’y avait aucun doute que ces deux qualités premières étaient la signature indélébile et inaliénable de l’être humain.

 

Si ce n’était pas le cas ? Il est honnête de se poser la question. Et bien alors, j’affirme que ce monde et cette existence n’auraient aucun sens.

 

Partant de cette hypothèse que la nature de l’homme est bonne, nous savons cependant aujourd’hui que pour se construire une personnalité “fonctionnelle”, soit un ego normalement structuré, trois besoins fondamentaux doivent être satisfaits de façon équilibrée pendant les années de construction de cet ego. Il s’agit des besoins d’AUTONOMIE, d’ATTENTION et de SÉCURITÉ. 

 

Autrement dit, un enfant qui vit dans un environnement :

  • où il ne peut pas développer son autonomie, car brimé et non respecté, 
  • où il ne reçoit pas le minimum vital d’amour et d’attention qui vont lui permettre de se construire une identité, 
  • et où il vit dans la peur du fait de parents défaillants dans leur rôle (absence, alcoolisme, maladie psychique, pauvreté…),

alors cet enfant arrivera à l’age adulte avec un ego qui cherchera à combler de façon chronique ces manques, une quête qui ne peut mener qu’à des déséquilibres et des excès.

 

Les prisons sont peuplées de ces personnes qui n’ont pas pu trouver leur place dans ce monde. La tendance naturelle de nous autres, qui sommes à “l’extérieur”, est de penser que c’est eux qui sont fautifs, dès le départ : fautifs tout court donc, mais aussi fautifs de ne pas avoir su compenser un manque de présence et d’amour, fautifs de ne pas avoir réussi à combler une absence d’éducation, fautifs de ne pas avoir su ne pas souffrir de la pauvreté, fautifs d’avoir eu des parents maltraitants…fautifs ils sont et resteront, et l’acte qu’ils ont commis, quelqu’il soit, vient confirmer cette évidence. Après tout, nombreux sont ceux qui s’en sortent malgré tout cela, n’est-ce pas…alors pourquoi pas eux ?

 

La vérité est qu’ils n’ont pas pu trouver leur place dans ce monde parce que le monde dans lequel ils sont arrivés n’était pas vivable. Au lieu de se construire, ils ont appris à survivre. Savons-nous seulement ce que survivre veut dire ? Survivre, c’est oublier que vivre est autre chose qu’un combat de chaque jour, dans lequel le coeur est enfoui et anesthésié pour ne pas souffrir.

Les hommes que j’ai rencontrés en prison, quand ils racontent leur histoire, vous regardent pleurer à leur place, sans sourciller. Ils ont à ce point cuirassé leur coeur, qu’ils ne laissent rien paraitre de ce qui se passe en eux. C’est comme s’ils avaient appris à laisser glisser la souffrance sur eux, sans qu’elle ne laisse de traces. 

 

Alors évidemment, la probabilité que ces personnes finissent par faire une grosse “connerie” est très élevée…Le schéma est d’une grande simplicité : une enfance qui ne ressemble pas à une enfance, qui se fuit dans la délinquance. Pas de délinquance sans bande, ni alcool, ni drogue. Et la drogue est l’avenue royale pour dégringoler jusqu’à la ligne d’arrivée de ce parcours : la prison. 

 

Ces enfants privés d’enfance, victimes de leur monde invivable, deviennent à leur tour des faiseurs de victimes. Ces dernières n’ont rien demandé. Ce sont parfois d’autres délinquants “fautifs” mais ce sont aussi souvent des gens comme vous et moi qui payent cette désespérance, parfois de leur vie. Quand les journaux étalent ces faits divers, on est horrifié…et soulagé qu’il y ait une prison pour nous protéger de ces gens-là!…Et surtout pour les punir! Ils sont fautifs, ne l’oublions pas !

 

En prison, une fois le jugement prononcé, c’est un autre cycle de vie infernal qui commence, car à nouveau il ne s’agit pas de vivre, mais de survivre. 

 

Quiconque visite un zoo ne peut s’empêcher de penser qu’il y a “maldonne” et que ces animaux magnifiques n’ont rien à faire là, derrière ces barreaux, dans ces cages. C’est tellement contraire à leur nature ! Tellement absurde finalement…

 

Il faut savoir, que pour une personne normalement constituée, cette réaction naturelle est multipliée par mille quand elle entre pour la première fois dans une prison. Il n’y a pas de mots pour décrire cet absurde-là. On a quitté la terre et on a atterri sur mars.

 

Le paradoxe est qu’on sent que cette prison est nécessaire, qu’il fallait cela pour mettre un terme à l’engrenage infernal d’une vie passée à survivre. On sent que cette prison, parce qu’elle est l’occasion de clore un chapitre, pourrait être aussi l’occasion de commencer, enfin, une nouvelle histoire, dans laquelle il s’agirait d’arrêter de survivre et de consacrer tout son temps pour apprendre, enfin, à vivre.

 

C’est dans ce contexte qu’ENNEAGRAM PRISON PROJECT s’inscrit. Quand on arrive pour leur enseigner l’Ennéagramme, on découvre des martiens qui veulent plus que tout, à travers nous, redécouvrir la terre. Ils ont tellement soif de tout, que la moindre goutte qu’ils reçoivent est précieuse. Ainsi, chaque fois qu’ils s’expriment, leurs phrases sont ponctuées d’un merci. Merci d’être là. Ils n’en reviennent pas. 

Des gens qu’ils ne connaissent pas, d’une grande bienveillance, font des kilomètres pour leur dire qu’ils ne sont pas ce qu’ils ont fait. Des gens qui, aussi, ne viennent pas les regarder de haut, mais qui au contraire ne cherchent pas à cacher leur propre vulnérabilité. Des gens qui viennent leur expliquer que, s’ils sont en prison, et ont de fortes chances d’y retourner, c’est parce qu’ils sont prisonniers, en premier lieu, de leur personnalité. Ils la connaissent bien cette prison-là et ils leur expliquent, qu’eux aussi, ils ont dû cheminer et grandir pour s’en affranchir et devenir libres. Ainsi nos détenus découvrent que même en prison, ils peuvent apprendre à redevenir libres et leurs “guides EPP” sont simplement là pour leur montrer un chemin qu’ils ont eux-mêmes parcouru.

 

Et c’est ainsi qu’on écoute, dans nos sessions, un détenu et un guide EPP ayant le même type de personnalité, témoigner ensemble des travers et des grâces de cette personnalité : la pente glissante vers laquelle elle vous entraine et le chemin qu’elle vous invite à suivre pour grandir.

 

Parfois on me dit : “je ne sais pas si je serais taillé pour faire cela”. Un peu comme s’il fallait avoir des forces surhumaines…Il est clair que la misère rencontrée chez un détenu, quelque part, va nous renvoyer à notre propre misère, quelqu’elle soit. Ainsi, la seule force qu’il faut avoir, et cela n’a rien de surhumain, c’est d’avoir su regarder sa misère et vulnérabilité en face. La connaitre, avoir appris à composer avec elle. Cela veut aussi dire connaitre ses propres blessures et avoir appris à vivre dans la plénitude, malgré elles…et avec elles. Rien d’extraordinaire donc, ce chemin-là étant de toute façon le chemin de tout homme appelé à croitre et à devenir.

 

Dans un autre registre, tout enseignant dira qu’avoir un auditoire d’élèves ouverts, curieux, bienveillants, qui boivent une connaissance nouvelle comme des assoiffés et sont dans une extrême gratitude est un rêve absolu. La récompense pour nous, guides EPP, est que ce rêve devient réalité.

 

A Namur, nous avons animé une session de 4 jours avec un groupe de 18 détenus, dont les peines allaient de quelques mois à 33 ans, la peine maximale.

 

Nos “martiens”, quand nous sommes arrivés, bien que curieux, avaient le regard triste et bas: le regard de l’homme en exil, dont la vie consiste à survivre. Quatre jours plus tard, quand nous les avons quittés, le regard de ces hommes était tout autre. On pouvait y voir clairement la petite flamme de l’homme qui a renoué avec la vie. Il n’y a rien de plus beau que de voir un homme se reconnecter à son essence d’être. Il émane alors de lui une lumière à laquelle le coeur ne résiste pas.

 

Pour ma part ces 4 jours avec les hommes de Namur ont définitivement confirmé mon intime conviction : cette essence d’être qui définit l’homme est bien indélébile et inaliénable. Il aura suffi de ces 4 jours pour voir cette graine d’être germer à nouveau. Mais pour cela deux conditions indispensables : 

  • Il faut que la personne ouvre son coeur. Curieusement, ces hommes au coeur cuirassé ont pu le faire très vite. L’”avantage” de ces coeurs cuirassés est qu’ils sont avant tout brisés…et donc ouverts. “Unless you have a broken heart, you won't move forward”.
  • Il faut y déverser beaucoup d’amour inconditionnel, ce que nous avons fait par notre présence et à travers notre enseignement : la merveille de l’Ennéagramme est qu’il sert de vase pour déverser cet amour et le rendre digeste pour celui qui en a été longtemps privé.

Les fondateurs D’ENNEAGRAM PRISON PROJECT disent que ce projet va, ni plus ni moins, changer le monde. Les sceptiques diront “mais comment cela se peut ? C’est une goutte d’eau dans l’océan!”

Je crois pour ma part que cette affirmation est très sensée. Les détenus sont la vitrine du “déchet” de notre société, de la même manière que les particules polluantes sont le “déchet” du mauvais fonctionnement d’un moteur mal réglé. Les particules, comme les détenus, sont alors plus des symptômes que des causes du mal. Et c’est assurément en se penchant sur les symptômes et en acceptant de les regarder en face que l’on va peut-être, enfin, voir et comprendre la racine du mal qui ronge nos sociétés.

 

Certains diront peut-être que de la même manière qu’il y a un taux de chômage incompressible, il y a aussi un taux de miséreux inadaptés qu’il faut supporter et que les prisons sont là pour cela…c’est oublier que, qui dit détenu, dit victime, et qu’une société qui tolère cette misère humaine est aussi une société qui accepte de se mutiler, ce qui n’a pas beaucoup de sens.

La société est comme un corps : délaisser un membre souffrant au prétexte qu’il est minoritaire, c’est mettre en danger le corps entier. Au contraire, soigner le membre souffrant c’est respecter et prendre soin de l’intégrité du corps entier.

 

Au-delà de ces considérations, soyons lucides et honnêtes : à quoi sert de punir celui que la vie a puni depuis le début, si ce n’est nous débarrasser d’un sujet très…embarrassant !

 

Susan Olesek cite dans son dernier TED talk l’histoire de John, né de parents drogués dont le père ne venait chez lui que pour battre sa femme. Quand sa mère est incarcérée pour trafic de drogue, John a 4 ans et est placé dans une famille d’accueil. De 4 à 9 ans, il sera violé à répétition par les plus grands avec un couteau sur la gorge. Quand sa mère sort de prison, il retrouve son “foyer” et le même cirque : un père qui rentre chez lui pour battre sa femme ou avoir des relations sexuelles devant son fils. A 12 ans, John est témoin d’un accès de violence particulièrement violent : pour protéger sa mère, il attrape une bate de baseball et frappe si fort que son père reste dans le coma pendant 6 mois. Jugé violent (et de fait, comment ne le serait-il pas devenu), il passe le reste de sa jeunesse dans un centre de détention. Peu de temps après en être sorti à sa majorité, il commet l’irréparable et se retrouve pour 20 ans en prison. 

 

John n’a-t-il pas déjà, à 20 ans, purgé une bonne partie de ses 20 ans ? Qui, avec cette enfance et cette jeunesse, pourrait prétendre être sûr de pouvoir faire mieux que John ? Qu’avons-nous fait pour protéger John de cet enfer ? Que faisons-nous pour protéger tous les petits John qui se transformeront plus tard en bourreaux ?

 

Dans le même registre, 100% des femmes qui ont suivi le programme EPP aux Etats-Unis ont été violées dans leur jeunesse. Une société qui ne sait pas soigner cette souffrance psychique profonde peut-elle punir quand cette souffrance a des conséquences graves ?

 

Le problème est complexe, c’est un fait. Mais si la société n’a pas les moyens de protéger John ou ces femmes avant que l’irréparable ne soit commis, elle a le devoir d’aider John et ces femmes, une fois qu’elle le peut, soit quand ils sont en prison. Tout simplement aussi parce qu’elle n’a pas le choix : le taux de récidive avoisine en moyenne les 60%. La prison punition ne fonctionne pas et ne fait qu’entretenir le mal à la racine. La misère humaine et psychique d’une minorité (qui ne cesse de grandir) est une gangrène qui affecte le corps social dans son entier. Fermer les yeux, grâce aux prisons qui les soustraient de notre regard, n’est plus la solution. Nous sommes capables aujourd’hui de faire mieux. Si nous avons les moyens de tenter d’aller sur Mars, nous avons les moyens d’aider cette minorité souffrante.

 

L’hôpital soigne ses malades et ses blessés, la prison doit guérir ses détenus. Cela devrait être sa seule mission.

 

Dorothée Nicolas, Guide EPP, La Haye, 6 juin 2018.

 

NB : EPP est en Californie, au Texas, dans le Minnesota...Le taux de récidive pour les détenus ayant suivi un cursus EPP aux USA tombe à 5% (moyenne nationale : 67%). En Europe, ce sont la Finlande et la Belgique qui sont les pionniers, suivis bientôt par le Royaume-Uni. A quand la France ?

 

Pour suivre l'activité de Dorothée Nicolas et être informé sur le projet EPP, écrivez à : dorothee@EnneaTeach.com

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Commentaires: 2
  • #1

    La Fay Sybille (jeudi, 20 septembre 2018 15:24)

    Really very impressive or how to give sense in our lifes....
    There is such a stretch with what I am doing as a living that it is almost unbearable.
    Just fantastic !

  • #2

    Annie B (dimanche, 16 juillet 2023)

    Merci pour ce merveilleux témoignage sur un " outil " qui éveille la conscience du Soi �� un cadeau d humanité, de compassion et de résilience ��... un cadeau pour plus d Amour ��
    À modéliser de toute urgence
    Gratitude pour qui vous êtes et ce que vous faites
    Annie