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Aimer…ou plutôt arrêter de ne pas aimer

Les personnes qui ont réussi à arrêter de fumer, ou qui du moins ont essayé, ont un avantage pour comprendre ce qui suit. Car en fin de compte, « arrêter de fumer » et « arrêter de ne pas aimer », c’est un peu la même chose !

 

Dans les deux cas, il faut se débarrasser d’une habitude profondément ancrée dans l’inconscient et qui se manifeste comme un besoin : besoin de fumer, besoin de ne pas aimer. Enfin, dans les deux cas, le besoin n’est jamais remis en question : il faut s’incliner et le satisfaire.

 

Ainsi, si l’on veut pouvoir aimer (qui ne le veut pas ?), il faut commencer par arrêter de ne pas aimer. Dire stop ! Prendre conscience que l’on peut très bien vivre sans cela, que l’on peut parfaitement s’en passer. De fait, rien ne changera, hormis l'apparition d’un nouveau sentiment inégalable de liberté retrouvée.

 

C’est très difficile bien-sûr ! Mais heureusement, l’immense bonne nouvelle est que ce besoin de ne pas aimer, bien que profondément ancré, n’est pas plus réel que le besoin de fumer. 

 

D’où vient ce besoin ?

 

Ne pas aimer est un mode d’être par défaut qui s’est installé progressivement et à notre insu. Le tout petit enfant « aime » tout et tout le monde, spontanément : tout est découverte, émerveillement et joie, et son coeur s’ouvre naturellement très grand pour goûter pleinement ce qui se présente à lui. Ainsi on peut dire que le petit enfant « aime » comme il respire. Pour lui, aimer veut dire accueillir et s’unir dans une joie spontanée à se qui se présente à lui. Pourquoi n’aimerait-il pas ? Pourquoi refuserait-il ce que la vie lui offre gracieusement ? Pour lui, tout est donné, tout est grâce.

 

Bien-sûr, si la situation n’est pas « aimante », si le regard qu’il croise est dur, méchant, si l’atmosphère est tendue, le coeur-éponge du petit enfant va le ressentir, et le réflexe physiologique de peur va l’amener, comme un petit animal sans défense, à se rétracter sur lui-même, voire à hurler, pour se protéger. Mais cette peur réflexe n’a rien à voir avec du « ne pas aimer », c’est un instinct animal de survie.

 

Le petit enfant finit donc par comprendre que tout dans cette vie n’est pas délicieux et qu’il vaut mieux parfois fermer son coeur et ne pas goûter. Ainsi, le mode « coeur fermé et défensif » devient petit à petit un mode d’être par défaut, une position de « sécurité », en quelque sorte.

 

Tant et si bien que l’ego (= l’image que j’ai de moi-même) va, pour se développer, s’appuyer sur ces données précieuses : il va se définir en fonction de ce que ce coeur-éponge accueille et refuse, ce qu’il accepte et n’accepte pas, ce qu’il « aime » et « n’aime » pas. N’oublions pas que tout ce que ce petit coeur expérimente s’inscrit dans une mémoire qu’aucun ordinateur ne peut égaler.

 

Le système de « valeurs » ainsi mis en place par l’ego est d’une précision redoutable : ainsi me sera agréable tout ce qui « cadre » avec mon ego (= ce qui ne le menace pas) et inversement je vais repousser tout ce qui ne « cadre » pas (= ce qui le menace). Cela relève encore une fois d’une forme d’instinct de survie : « touche pas à mon ego ».

 

Ainsi nous sommes conditionnés et programmés pour aimer ceci et ne pas aimer cela : nous aimons ce qui caresse notre ego dans le sens du poil et nous repoussons ce qui lui rebrousse le poil. Et plus je suis identifiée à mon ego, plus ces conditionnements sont rigides et ont du poids dans mon quotidien. C’en est terminé de ma liberté d’être et d'aimer : je suis pris au piège. Ainsi je vais « aimer » la montagne et pas la mer, les personnes discrètes et pas les fanfarons, les gens farfelus, pas les gens sérieux, les bruns, pas les blonds, telle façon de s'exprimer et pas telle autre…Et j’appelle ça « mes goûts ». 

 

Bon, je vous l’accorde, avoir des « goûts » n’est généralement pas très grave dans la vie de tous les jours. Il faut juste vivre avec et les assumer.

 

En revanche, dans le cadre d’une relation, Les conséquences peuvent être plus fâcheuses. L’ego passe tout au crible : ainsi ce que l’autre est, ce qu’il pense, dit, et fait, va être trié à l’aune de ce que notre ego juge acceptable ou non. A notre insu, chaque mouvement de l’autre va donc soit pincer, soit caresser. Quand ça pince trop, c’est épidermique, on trouve l’autre insupportable, et quand ça caresse suffisamment, sa présence est délicieuse.

 

Le comble c’est que, contrairement à ce que l’on croit, le fait que cela pince ou pas ne dépend absolument pas de l’autre, mais uniquement de soi…ou pour être plus précis, du seuil de tolérance de notre ego.

 

Un ego sain qui reste à sa juste place ne dicte pas sa loi car il ne ressent pas le besoin de se protéger, et donc de ne pas aimer : l’autre peut dire, faire et être, sans que cela l’affecte, ou remette en cause le bien-fondé de la relation. Cela revient à dire que le sentiment envers l’autre est dénué de conditions, soit « inconditionnel », et dans ce cas, on aime pour la seule raison que le coeur aime. Parce qu’en vérité, la vraie nature de ce coeur est d’aimer, et qu’il ne sait donc rien faire mieux que cela.

 

Un coeur qui aime, il est important de le souligner, est l’exacte mesure de notre liberté d’être. La question à se poser est donc la suivante : mon ego me laisse-t-il libre d’accepter l’autre tel qu’il est ? Autrement dit, en face de l’autre, suis-je libre du besoin primaire et inconscient de ne pas aimer ?

 

Et voilà où cette question nous amène, même si c’est compliqué de l’entendre : Si je peux t’aimer, c’est parce que je suis libre, car « ce n’est pas en toi que mon bonheur repose »…

 

« Lorsqu’il y a amour authentique, il n’y a ni exigences, ni attentes, ni dépendance. Je n’exige pas que vous me rendiez heureux. Car ce n’est pas en vous que mon bonheur repose.» (1)

 Anthony de Mello

 

Anthony de Mello ne mâche pas ses mots : « Comment pourrait on aimer quelqu’un dont on a besoin? » (1)

 

C’est très difficile à entendre, je vous l’accorde ! Mais de fait, si besoin il y a, où est la gratuité ? Où est l’amour ?

 

Si en grandissant nous n’avons pas eu d’autre choix pour nous protéger et ne pas souffrir que de fermer notre coeur, aujourd’hui il en est tout autrement : parce que nous ne sommes plus ce tout petit vulnérable, nous avons accès à d’autres ressources. Non seulement nous n’avons plus de raison d’avoir peur, mais nous pouvons risquer la vulnérabilité, l’ouverture du coeur dans toute une hauteur et une largeur que nous savons infinies. Alors peut-être avons-nous une chance de rejoindre l’autre dans ce qu’il est et ce qu’il souffre, au lieu de le rejeter sous prétexte qu’il ne rentre pas dans le fameux  « cadre » : « tu n’es pas comme j’ai besoin que tu sois ».

 

Aimer est notre liberté. Ne pas aimer est un enfermement, et donc une souffrance car tout ce qui diminue notre liberté est contraire à notre dignité. Comme l’objectif premier est de ne pas souffrir, nous n’avons pas d’autre choix : il faut arrêter de ne pas aimer.

Et quand on réussit l’épreuve du feu que cela représente, alors on peut découvrir les trésors inouïs dont notre coeur est capable :

 

« L'amour est patient, il est plein de bonté; l'amour n'est pas envieux; l'amour ne se vante pas, il ne s'enfle pas d'orgueil, il ne fait rien de malhonnête, il ne cherche pas son intérêt, il ne s'irrite pas, il ne soupçonne pas le mal, il ne se réjouit pas de l'injustice, mais il se réjouit de la vérité; il pardonne tout, il croit tout, il espère tout, il supporte tout. L'amour ne meurt jamais. » 1 Cor 13

 

Pour nous encourager à tenter cette épreuve du feu, on peut revenir en arrière et remplacer l’amour par son contraire : un ego animé par la peur. Voilà ce que cela peut donner :

 

« L'ego est impatient, il est plein de rancoeur; l'ego est envieux; l'ego se vante, il s'enfle d'orgueil, il est malhonnête, il cherche son intérêt, il s'irrite, il soupçonne le mal, il se réjouit de l'injustice, mais ne se réjouit pas de la vérité; il ne pardonne pas, il ne croit rien, il n’espère en rien, il ne supporte rien.»

 

Vraiment, arrêtons de ne pas aimer, il est évident que nous n’avons pas d’autre choix.

 

* * *

Mon texte ci-dessus, comme tous mes textes, s’adresse à nous tous, que nous soyons croyants ou non d’une réalité autre qui nous dépasse. Dans les deux cas, ne sommes-nous pas tous faits de la même pâte humaine ? Mais je ne peux pas terminer sans un clin d’oeil à ceux d’entre nous qui connaissent le Christ et qui cherchent à le suivre. 

 

Vaincre l’ego, ou mourir à soi-même, est toujours difficile. Mais nous savons que dans cette bataille nous ne sommes pas seuls : nous avons accès à une ressource infinie qui nous renouvelle chaque fois que nous nous tournons vers elle : l’Esprit saint, l’Esprit de Dieu, du tout autre que nous.

 

Enfin, Il faut se rappeler chaque jour que Jésus nous a montré le raccourci pour aimer son prochain comme soi-même :

 

« Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme, et de toute ta pensée. C'est le premier et le plus grand commandement. » Matt, 22, 37

 

Et de fait, faire cela, remet assurément notre ego à sa juste place. Il n’y a aucun doute là-dessus.

 

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(1) Anthony de Mello, "Quand la conscience s'éveille"

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